Les incompris du rock

Le Monde
08 Mars 1999
ROCK

COLIN MOULDING et ANDY PARTRIDGE

DEPUIS 1992, le groupe britannique XTC, connu pour son intransigeance, était en grève contre sa maison de disques. Aujourd'hui, avec un nouvel album, Apple Venus Volume 1, Colin Moulding et Andy Partridge sortent du silence. Ils expliquent au Monde leur refus de jouer le jeu de l'industrie du disque et leur volonté d'"être un groupe plus respecté", d'"avoir le temps d'approfondir" leur musique.


Le retour d'XTC, groupe intransigeant et incompris de la scène britannique

En grève depuis 1992 contre leur maison de disques, Andy Partridge et Colin Moulding brisent le silence avec un nouvel album, Apple Venus Volume 1. Apparue avec le courant de la new wave à la fin des années 70, la formation n'a jamais joué le jeu de l'industrie du disque

Depuis 1992, XTC s'était mis en grève contre sa maison de disques. Un nouvel album, Apple Venus Volume 1, permet enfin à Andy Partridge et Colin Moulding de rompre avec le silence. DEPUIS ses débuts discographiques en 1977, dans la mouvance de la new wave, le groupe de Swindon s'est manifesté par son intransigeance. La peur maladive de la scène, le refus des facilités d'écriture chez Partridge lui barreront la route du succès commercial. PARADOXALEMENT, Apple Venus ne reflète (presque) pas l'amertume du duo. L'album est une petite merveille de légèreté pop et paisible. DEUX LIVRES, écrits par et pour des fans, paraissent sur XTC, l'un en anglais, l'autre en français. L'ECRIVAIN, animateur et acteur Jackie Berroyer se souvient de son coup de foudre pour ce groupe : "J'avais l'impression d'écouter de la pop adulte."

POUR qui en douterait encore, Andy Partridge, guitariste, chanteur, compositeur et parolier, est bien le patron d'XTC. C'est lui qui fait le plus souvent les réponses, voire les demandes, et dirige l'évolution du groupe depuis sa création au milieu des années 70. A ses côtés, Colin Moulding, bassiste, chanteur, compositeur et parolier, affiche une discrétion d'éternel second plus ou moins volontaire. Quand Partridge affirme, Moulding prend le temps de trouver le terme juste et commence ses phrases par un "I may be wrong, but..." (je peux me tromper mais...) qui traduit ses hésitations.

Depuis la parution du disque Nonsuch, en 1992, XTC était resté silencieux. De passage à Paris pour quelques jours en février, les musiciens ont apporté avec eux un nouvel album, Apple Venus, premier d'une série de deux enregistrements qui saluent la sortie d'un tunnel de procédures judiciaires avec le manager de leur débuts. Ainsi que la fin des tracas contractuels et des multiples divergences avec leur ancienne compagnie phonographique Virgin. "Très tôt, vers 1982-1983, explique Colin Moulding, nous nous sommes aperçus que ça ne fonctionnait pas avec Virgin. Ils nous voyaient comme un groupe pop de plus dont le rôle était de sortir des singles sur commande. Et nous, nous voulions être un groupe plus respecté, plus underground d'une certaine manière, avoir le temps d'approfondir notre musique."

DIFFICILE EQUILIBRE

Même si la "liberté" leur a été rendue en juin 1996 - XTC avait fini par devenir salarié de l'ancienne compagnie de Richard Branson -, le sujet leur tient à coeur. Il a miné le toujours difficile équilibre d'un groupe qui devait au quotidien assurer un contre-pouvoir au brillant Partridge et qui a connu des déchirements réguliers (le départ de l'organiste Barry Andrews remplacé par le guitariste Dave Gregory, qui a jeté l'éponge en 1998 ; celui du batteur Terry Chambers) jusqu'à être dorénavant un duo. Partridge renchérit : "Notre manager nous a dépouillés, nous étions en tournée en permanence au début du groupe et il n'y avait jamais d'argent. Virgin vendait nos disques mais nous avions toujours des dettes à leur égard. Nous avions signé des contrats très défavorables - les artistes sont rarement gagnants avec les maisons de disques - et sommes restés longtemps dans l'impossibilité de les renégocier, jusqu'à la décision prise après la sortie de Nonsuch de nous mettre en grève."

De fait, XTC, sous la ferme direction d'Andy Partridge, n'a jamais joué le jeu que ses employeurs attendaient. Alors que leurs premiers enregistrements avec guitares adolescentes étincelantes et énervées les placent dans le sillage de la mouvance punk et new wave en concurrence avec The Police, Simple Minds ou Talking Heads, le groupe s'oriente vers des chansons pop qui font mouche mais dont ils se refusent à appliquer les recettes balisées pour atteindre la célébrité. "Il faut être un monstre au coeur froid et dur pour accepter la célébrité", ajoute Partridge. "C'est une mécanique qui crée des éponges à adoration : 'aimez-moi, adorez-moi'."

Du coup, le succès grand public de leur quasi unique tube Making Plans for Nigel (une composition de Moulding) peut sembler être un malentendu.

Le retrait de la scène en 1982, en raison de l'incapacité maladive de Partridge à se produire en public, n'arrange rien. Par la suite, s'éloignant du modèle rock, XTC passe par une phase bucolique avec instruments acoustiques avant d'admettre totalement ce qu'ils doivent aux Beatles avec des enregistrements psychédéliques trop en avance sur les modes. Mais surtout XTC propose au monde du rock une musique à la personnalité trop forte, aux textes ambitieux où se mêlent l'ironie, le nonsense et une analyse féroce des comportements humains. Le type même du groupe impossible à situer et à ranger dans les petites boîtes convenables du marketing des années 80.

LE FANTOME DE RAY DAVIES

"C'est un peu à la mode de citer XTC comme référence aujourd'hui, comme les gens qui clament partout qu'ils adorent Burt Bacharach qui a été considéré pendant des années avec beaucoup de mépris, précise Colin Moulding. On est devenu un groupe culte, ce qui ne me déplaît pas. Même si j'aime aussi l'idée du succès qui permet de travailler dans de meilleures conditions, il y a quelque chose en nous qui interdit ça, une sorte de sabotage consenti qui fait de notre musique un secret."

En ce sens, le parallèle avec un autre groupe britannique, The Kinks, des frères Ray et Dave Davies, est celui qui convient le mieux à Partridge et à Moulding. Même incompréhension de la part de leurs concitoyens, même intransigeance à l'égard des règles de l'industrie, même souci d'une écriture resserrée où le quotidien télescope l'ellipse et le sous-entendu cinglant.

XTC VARIETY SHOW

"L'une des raisons qui m'ont fait écrire des chansons était d'essayer de supprimer le fantôme de Ray Davies, reconnaît sans trouble Andy Partridge. L'autre élément important, c'est la tradition des nursery rhymes. Ces comptines ont pour moi la plus grande influence pour les textes. Ce sont des phrases simples, parfaitement ordonnées, poétiques et qui contiennent en même temps un commentaire politique." Si l'on y ajoute le goût appuyé pour des mélodies claires qui ne refusent pas la délicatesse divertissante de la musique légère, on tient peut-être la marque déposée du son XTC, objet d'une adoration sans bornes d'un cercle d'admirateurs prompts au prosélytisme.

Le groupe a ainsi monté pièce par pièce une dizaine de petits chefs-d'oeuvre avec un soin maniaque qui transformait chaque morceau en une composition isolée, capable de répondre à l'ensemble de l'album dont il devenait alors impossible de retrancher un élément. Quant au retour possible dans le cirque des tournées et des concerts à répétition, Partridge doute qu'il y ait le moindre changement dans son attitude. "C'est ainsi, j'en suis physiquement et psychologiquement incapable. Je serais cependant ravi que l'on puisse monter une sorte de XTC Variety Show, un orchestre qui jouerait notre musique, même si je ne vois vraiment pas en quoi les gens trouveraient le moindre intérêt à entendre notre musique sur scène." Et avec cette ultime pique, Partridge laisse passer la lueur de malice qui a régulièrement dicté sa conduite.

SYLVAIN SICLIER
Doc: avec une photo
Deux ouvrages pour glorifier le groupe de Swindon

LE PREMIER, Song Stories, est écrit en anglais par le romancier et journaliste Neville Farmer, collaborateur de nombreuses revues britanniques, à l'occasion directeur musical et producteur ; le second, Art sonique et Vieilles Querelles, a été rédigé en français par le journaliste et reporteur Philippe Bihan. L'un et l'autre se veulent d'abord - et sont - des livres de fans. Leur sujet : XTC, groupe abonné en quasi-permanence aux désillusions qui, les années aidant, a fini par faire connaître au monde extérieur la ville de Swindon - à une heure de route à l'ouest de Londres -, là d'où tout est parti.

L'ouvrage de Neville Farmer a été écrit en collaboration avec Andy Partridge, Colin Moulding et Dave Gregory avant son départ du groupe. Sans pour autant être une histoire officielle contrôlée puisqu'on s'y empoigne à l'occasion sans faux-fuyants. Le découpage systématique de Song Stories, aussi organisé soit-il, l'apparente plutôt à une succession d'études. Chaque chapitre a une entrée biographique chronologique, une partie d'entretiens avec les membres du groupe surtout centrés sur les événements qui ont entouré la conception et l'enregistrement de leurs disques et un descriptif commenté des morceaux - indexés dans les dernières pages - des différents albums ainsi que de ceux dispersés sur les faces "B" des nombreux singles du groupe. Une "explication de texte" qui donne tout son intérêt au livre de Neville Farmer, que seul un public sérieusement anglophone pourra toutefois apprécier. Des dessins d'Andy Partridge et des photographies issues des archives du groupe le complètent.

Le livre de Philippe Bihan a, lui, les qualités et les défauts des ouvrages de fans. On y sent autant l'enthousiasme que le recul critique, mais l'écriture est parfois un peu rapide avec des digressions inutiles. L'organisation chronologique en fait toutefois un ouvrage clair, qui pointe souvent les difficultés du groupe à s'insérer dans la logique de marché de sa compagnie phonographique, et ses déboires avec son entourage.

FRANCE, TERRE D'ECOUTE Bihan passe aussi en revue les réactions critiques et publiques en France à l'égard du groupe. Une perspective hexagonale qui réévalue la place de la France comme terre d'écoute d'XTC. Illustré de reproductions de pochettes d'albums, de singles ou d'objets promotionnels ainsi que d'illustrations de Cleet Boris, Jérôme Couzin et Jean Solé, Art sonique et Vieilles Querelles se conclut par une discographie apparemment exhaustive (y compris des collaborations extérieures des membres d'XTC) et d'une liste des publications et des sites Internet consacrés au groupe. Autant d'éléments informatifs prépondérants.

SYLVAIN SICLIER

XTC, Song Stories, de Neville Farmer, Helter Skelter Publishing, 4 Denmark Street, Londres WC2 h 8 LL, tél. : (00-44)-171-836-1151, 320 p., 12,99 livres (19,85). XTC, Art sonique et Vieilles Querelles, de Philippe Bihan, Alternatives & Parallèles, 160 p., 145 F (22,15), mise en vente le 23 mars.


Treize sculptures pop aussi épurées que raffinées

SEPT ANNEES de vache enragée avaient-elles abîmé l'art d'XTC ? Les frustrations allaient-elles laisser leur empreinte bilieuse ? A l'écoute de Apple Venus Volume 1, on s'aperçoit que le groupe de Swindon n'a, en fait, jamais joué musique aussi chatoyante et sereine. Un seul titre, Your Dictionary, voit Andy Partridge régler ses comptes. Ou comment exorciser un divorce en termes graves et cruels. "H-A-T-E is that how you spell love in your dictionary ?". Le reste de ce nouvel album s'épanouit en délicieux paysages, d'un onirisme orchestral royalement maîtrisé.

C'est sans doute à Skylarking qu'on se référera quand il s'agira de trouver des précédents dans leur discographie. Produit en 1986 par Todd Rundgren, cet album profitait déjà des raffinements de la musique de chambre. Mais les arrangements de cordes étouffaient parfois sous la préciosité.

MECANIQUES DE PRECISION

Apple Venus allie les vertus de l'épure et l'audace de constructions très élaborées. A l'image de l'ouverture, River of Orchids (comptine écolo qui suggère de transformer les autoroutes en rivière de fleurs), assemblage progressif de couleurs éparses. La résonance d'abord de trois gouttes d'eau soulignée par une basse rêveuse, l'entrée des pizzicati de violons, les exhortations ensuite d'un chanteur acide qui vont s'enchevêtrer, en canon, avec un choeur majestueux et des cuivres en sourdine au parfum de Miles Davis arrangé par Gil Evans (période Sketches of Spain).

Une fois ou deux, on croisera sur ce disque des angles de vue familiers. L'aspect Beatles de I'd Like That, l'humeur pastorale de Greenman, typique de la façon dont Andy Partridge peut agencer un univers peuplé de personnages enfantins et mythiques. Mais la plupart du temps, XTC prend plaisir à respirer autrement. Si ses nouvelles chansons fonctionnent comme des mécaniques de précision, on sent le groupe moins prisonnier de sa méticulosité. L'utisation prédominante de la guitare acoustique, la discrétion de la batterie, la subtilité de l'orchestration réchauffent et humanisent la brillance de ces sculptures pop.

Jadis extatique et parfois surchargée, l'excentricité des Britanniques se traduit cette fois par des élans paisibles. Dans les ballades bien sûr - Knights in Shining Karma, et sa légèreté de berceuse I Can't Own Her qui semble inspirée par le Brian Wilson de Caroline No -, mais aussi dans les agencements les plus sophistiqués. Easter Theatre, une des pièces maîtresses de cet onzième album, s'ordonne en une comédie musicale miniature, parcourue de plusieurs thèmes mélodiques et de changements de tempo. Les influences de Broadway et de la musique classique s'intègrent avec une finesse remarquable au format de la chanson. Même petit miracle avec The Last Balloon, conclusion évanescente de ce grand retour. On n'est pas prêt d'oublier le fondu enchaîné qui transforme la voix de Partridge en une trompette d'adieu.

En comparaison des onze morceaux écrits par ce dernier, les deux titres signés par Colin Moulding - Frivolous Tonight et Fruit Nut -, charmants comme les Kinks prenant le thé avec de vieilles Anglaises, manquent un peu d'envergure. Ceci confirmant ce que l'on sait depuis longtemps : l'habileté de songwriter de Moulding lui a permis de composer les quelques rares hits de l'histoire du groupe, mais c'est le génie visionnaire d'Andy Partridge qui en a toujours fait la substance.

STEPHANE DAVET

Apple Venus Volume 1, 1 CD Cooking Vinyl. Distribué par Musidisc.


TROIS QUESTIONS A... JACKIE BERROYER

1 Avant de devenir écrivain, animateur de télévision et acteur, vous avez été critique musical, dans les colonnes de Charlie-Hebdo en particulier. A la fin des années 70, vous avez été un des premiers, en France, à manifester votre enthousiasme pour XTC. Qu'est-ce qui vous plaisait dans ce groupe ?

Je les ai découverts au Bataclan - ou était-ce le Palace ? - en 1977-1978, en première partie des Talking Heads. Sous le boucan et l'énergie new wave perçait le son du Mersey Beat [le son apparu à Liverpool au début des années 60], quelque chose de très anglais, une espèce de folklore que j'ai toujours aimé. J'avais l'impression d'écouter de la pop adulte. Le rock n'est pas pour moi une panoplie de la jeunesse. Si j'en écoute aujourd'hui, ce n'est pas par immaturité. Il me semblait trouver dans les chansons d'XTC des valeurs qui pouvaient durer. Un raffinement, une retenue... 2 Comment expliquez-vous le relatif insuccès du groupe ?

On a parfois l'impression que personne n'y trouve son compte. Les amateurs d'extrémisme s'arrêtent à l'apparente joliesse mélodique sans percer les dessous plus fous et maniaques de cette musique. Et ceux qui pourraient être séduits par les refrains pop sont effrayés par la sophistication du groupe. La musique d'XTC demande un petit effort, elle se mérite... Mais je reste persuadé que, si les radios avaient joué le jeu Partridge aurait eu plus de tubes. 3 Avez-vous fini par sympathiser avec les musiciens du groupe ?

Je n'ai rencontré Andy Partridge qu'une seule fois. Au début des années 80, mon militantisme pro-XTC était presque devenu une blague dans le milieu de la rock critic. Un jour, Alain Maneval m'a demandé de faire un reportage sur la venue du groupe à Paris, pour son émission de télé, Megahertz. J'ai interviewé Partridge dans la loge du Palace, nous avons filmé des bouts de répétitions et le début de ce concert interrompu au bout de trois morceaux. On n'imaginait pas que cela allait être leur dernier. Quelques semaines après, j'ai envoyé à Partridge un petit soldat pour sa collection de jouets. J'ai reçu de lui une carte de voeux me demandant de prendre une cuite à sa santé...

PROPOS RECUEILLIS PAR STEPHANE DAVET


Go back to Chalkhills Articles.

© Le Monde 1999.
[Thanks to Jean-Jacques Massé]